Michel Alexis
et l’Ut pictura poesis

 —JEAN-CLAUDE THEVENIN

Ut pictura poesis. « La poésie est une peinture parlante, la peinture une poésie muette ». Le vers 361 de l’Art poétique d’Horace invite le poète à comparer son art à celui du peintre.

La question des rapports entre la poésie et les arts de la figure se pose alors comme suit : influence réciproque de la poésie sur la peinture et de la peinture sur la poésie à travers le partage de thèmes communs. Cet appariement de ces deux registres va connaître une fortune riche en développements artistiques de la Renaissance au XIXe siècle.

Mais si les discours et les pratiques picturales du siècle dernier ont cessé d’être confortés par l’Ut pictura poesis, il n’en reste pas moins vrai que les relations entre la littérature, la poésie, la mythologie, la musique, le théâtre et les arts visuels furent favorisés à travers des jeux sémiotiques complexes tout au long du XXe siècle... alors même que Lessing avait, dès le milieu du XVIIIe siècle, mis en question l’idée d’une correspondance des arts dans son essai Laocoon ou des limites respectives de la poésie et de la peinture, 1766.

C’est à partir de cet exergue historique que le travail de recherche de Michel Alexis va prendre tout son sens et nous conduire à interroger ses discrètes articulations poétiques et picturales.

Stein‘s Diary
« In this former series of paintings (1995), I used excerpts from a text by Gertrude Stein (The Birthday Book) and placed them into an imaginary diary, where next to nothing would happen. Texts, markings, images respond to a world of confinement, anguish, within a sour sense of the absurd. » ( Michel Alexis).

Ces propos de Michel Alexis donnent la source de cette série de 1995. Stein’s Diary, est une volonté de créer une fiction picturale à partir d’un texte de Gertrude Stein (The Birthday Book). De même dans les séries Epigrams 1- Epigrams 2 et 3, dont la présentation écrite qui suit montrent une revendication affichée de Michel Alexis d’articuler d’une manière moderne l’acte poétique à celui du pictural.

Epigrams
« An epigram is a short poem; it comes from a greek word meaning “to inscribe”and would usually be carved on statues, but was also an early form of graffiti on Roman walls. My attempt is to create visual poetry on the canvas ; I use signs, symbols, blots, carving, erasure, and imaginary alphabets... In short, all things that are in excess of the legible word in the act of writing, and which have all but disappeared in the digital age. »

Les mises en réalisation, en composition de peinture de ces liens avec des références littéraires ou poétiques proposent discrètement dans toute son oeuvre cette notion d’Ut pictura poesis. Certes, moins sous les formes que la tradition nous avait proposées, mais par des arguments riches de picturalité, engendrant des systèmes sémiotiques tels que des entrelacs de calligraphie, graphes et figures symboliques appartenant à des intertexualités de cultures différentes.

La notion « d’écriture » dans une acception plus large et plus conceptuelle est un argument majeur dans notre art contemporain le plus proche.

Pour A.J. Greimas il faut prendre en compte la part d’image faisant intrinsèquement partie de l’écriture ; donc constituer l’écriture en un système sémiotique à la fois linguistique et spatial. Nous verrons un artiste comme Cy Twombly radicaliser toute la richesse de l’écriture dans cette approche, faisant coïncider ses entrelacs de graphes gestuels au plan de la surface.

Il s’agit bien aussi chez Michel Alexis de faire entrer le plan du tableau comme surface d’inscription du « scripturaire » dans celle du pictural.

Mais alors que Cy Twombly effleure la surface de son « écriture », Michel Alexis grave avec force sa gestualité dans les épaisseurs de la matière (il insiste sur la nécessité de l’effort musculaire).

La manifestation de la matérialité du support aura été une conquête majeure de notre modernité, et Michel Alexis ajoute à celà une donnée nouvelle : il renoue avec une tradition historique qui était de néantiser le support et sa matérialité, conditions nécessaires afin d’accéder à la lecture des signifiés du système de la représentation figurative.

Dans le champ de la peinture de notre art moderne et contemporain, apparaissent donc de nouveaux rapports à la dimension poétique et/ou littéraire. Oscillant entre abstraction et figuration, ils vont connaître des fortunes diverses comme celles des dadaïstes, des surréalistes, des lettristes dont les écritures ou signes doivent être perçus moins comme des messages que comme des oeuvres relevant du domaine esthétique.

« Cela suggère que les associations involontaires de formes, couleurs, lignes, tracées sur les fragiles feuilles de papier de riz qui recouvrent la toile deviennent la base de son expression”.

La poésie de Mallarmé a été cité en relation avec la peinture d’Alexis, ainsi que les compositions d’Erik Satie ou les épigraphes de Debussy. La littérature et la musique expérimentales qui présentent une base conceptuelle et une réduction formelle conviennent bien à son univers pictural. »

Voilà une approche très juste suggérée par Robert C. Morgan dans « Michel Alexis: Absence et Eros » (Catalog essay for Leda et le Signe, Galerie Isabelle Gounod, Paris, 2012). Mais poursuivons un peu notre investigation en ce qui concerne le(s) sens de cette technique dont fait usage notre artiste.

Rhizomes
Depuis sa série Stein’s Diary (1994-1995) puis dans celle des Epigrams (2006-2024) jusqu’aux Rhizomes (2017-2024), que cela soit sur toile ou sur papier à partir de composants tels que: huile, graphite, médium, encre, gesso, papier de riz, nous retrouvons un inventaire presque à la Prévert mais précis d’éléments formels comme des rinceaux de formes végétales ou lignes cursives, taches, biffures en noir ou colorées, figures géométriques en deux dimensions, registres de mots, énoncés littéraires et/ou poétiques, compositions taxinomiques, arabesques... un foisonnement d’éléments qui va construire la langue figurative picturale de Michel Alexis.

La composition, les interstices fonctionnent en tant que structuration de ces champs lexicaux et seront une constante, un parti pris, afin de rendre clair le statut du plan, « la page d’écriture », dans un entrelacement intime du lisible et du visible. Cela ne va pas sans rappeler les séries Painting Numbers de Jasper Johns.

En effet une lettre, un nombre, une énumération de chiffres, font « figure », une figuration abstraite qui ne s’envisage par essence que sur un plan à deux dimensions. Ceux-ci font sens dans une logique formelle chez Michel Alexis car ils oscillent musicalement sur la partition de l’abstraction et de la figuration.

Le traitement de la couleur s’effectue matériellement dans le domaine de la transparence. Il pose tout un jeu de glacis, de fines pellicules de peinture superposées à d’autres couches à peine plus épaisses, qui a pour effet de laisser affleurer la couleur du dessous. La série Stein’s Diary offre des superpositions de surfaces presque monochromatiques et laisse affleurer des traces d’effacement, ou bien des motifs à forte récurrence d’entrelacs, de spirales, de motifs à clé. C’est à partir de sa série Epigram que la palette chromatique s’élargit tout en gardant les acquis de texture des surfaces monochromes précédentes.

Dans Epigram 3, la surface est un recouvrement total de figures chromatiques geométriques (une mise en abyme du plan scripturaire général) avec une volonté de maintenir un juste et fragile équilibre entre ces surfaces et des réseaux de lignes de valeur sombre ou colorée. Ces réseaux vont devenir dominants et se préciser, évoluer vers une structure rhizomatique. C’est une sortie logique vers une nouvelle série que Michel Alexis va nommer “Rhizomes” de 2018 à 2024, métaphore issue du règne des plantes.

(...) « For me the idea of the rhizome translates visually as a free association of signs, words, color, symbols, therefore, as an image of the unconscious. ».

Voilà qui est dit par Michel Alexis et qui résume le temps fort de ces « all-over » qui prolongent et assument de manière signifiante une grande partie des précédentes explorations. Méandres rhizomatiques du cortex et particulièrement du cervelet, nous sommes bien dans une métaphore pertinente et essentielle. Une série qui ne cesse de se developper dans toutes les nuances chromatiques des jeux de la transparence. Avec Michel Alexis l’interrogation du diaphane est à l’oeuvre jusqu’à son insaisissable infinitude.


JEAN-CLAUDE THEVENIN
Critique d’art- Commissaire d’expositions
Conseiller artistique de la donation LESGOURGUES