Michel Alexis:
Absence et Eros

—ROBERT C. MORGAN

Cela fait déjà 20 ans que j'ai l'occasion de suivre les expositions de Michel Alexis à New York. Ma première réaction fut de placer sa peinture quelque part entre le formalisme et l'art conceptuel. Dans les années 1990, l'utilisation du langage dans la peinture abstraite sérieuse supposait, en général, en plus des éléments de surface, une référence aux Suprématistes et aux poètes formalistes russes du Cercle Linguistique de Moscou. Avec Michel Alexis, je me suis interessé non seulement à la sémiotique du travail, mais aussi à la persistance du mystère de l'œuvre après que les signes ont été déconstruits.

Ce mystère générique n'est pas, comme le faisait remarquer le linguiste russe Roman Jacobson, forcement dû à l'opacité de la structure sémiotique, bien au contraire. Pour que le mystère ait quelque profondeur, il faut au préalable avoir épuisé le système des signes à l'intérieur de l'œuvre. C'est en comprenant ce qui existe en dehors du construit que l'on approche du mystère, et plus précisément dans l'œuvre d'Alexis, de l'absence et du vide qui conduisent à la sensation érotique.

Alexis ne confine pas son modèle de peinture – à l'inverse de la « peinture comme modèle » – à des stratégies précognitives, et ne s'engage pas non plus de manière construite dans le discours sémiotique. On peut aussi ajouter que son travail ne relève pas d'une démarche automatiste. Je dirais plutôt, dans une certaine mesure, que ses peintures sont à propos des mots l'équivalent de ce que les mots sont à propos de la peinture.

Même si le langage est intrinsèquement lié à la fabrique de l'œuvre, il ne suggère pas de direction préétablie. Le substrat linguistique n'éclaire que peu le contenu de l'œuvre, puisque Alexis vacille entre le signe reconnaissable et le signe qui se joue à nous faire reconnaître. Ici je me réfère au critique Roger Fry du Bloomsbury group et sa différenciation entre le dessin comme calligraphie et comme forme suggestive d'une figuration. Parce qu'Alexis se situe entre les deux, sa manière ne peut pas vraiment s'apparenter au Surréalisme, et ses peintures sont parfois à tort jugées « élégantes » à cause de cette lecture erronée. Il ne cherche pas non plus une sorte d'épuration de la peinture au profit du dessin.

Les œuvres d'Alexis sont plus éloignées encore des stratégies d'appropriation, mises en œuvre par certains artistes qui travaillent en relation avec la culture populaire, là où le référent ne dépasse souvent pas l'idéologie consumériste, qu'elle soit présente sous forme critique ou ironique. Les signes d'Alexis émergent de manière tout à fait différente, par une sorte de synesthésie qui passe outre la théorie critique ou la complexité du langage. Il a par ailleurs revendiqué l'aspect synesthète de sa peinture dans un entretien de 2005.

Cela suggère que sa peinture dépend des associations involontaires qui passent par ses sens. On peut sans doute en déduire qu'Alexis peint dans un registre de l'absence. On peut aussi interpréter que cette démarche implique une sorte de convolution formelle ou de phénomène trans-sensoriel.

Ici on peut penser la chose suivante: l'absence s'insinue  au travers des sens comme un moyen de conduire au désir ; du désir et de l'absence inextricablement liés surgit la forme érotique.

Cela suggère que les associations involontaires de formes, couleurs, lignes, tracées sur les fragiles feuilles de papier de riz qui recouvrent la toile deviennent la base de son expression.

La poesie de Mallarmé a été cité en relation avec la peinture d'Alexis, ainsi que les compositions d'Erik Satie ou les épitres de Debussy. La littérature et la musique expérimentales qui présentent une base conceptuelle et une réduction formelle conviennent bien à son univers pictural. Une approche de la peinture d'Alexis devient possible si nous considérons le siècle précédent en termes d'« histoire » qui aurait été perdue et retrouvée grâce à une appropriation – moins en termes d'empathie que de paradoxe – où le concept du moi dépendrait en grande partie d'un rejet préalable de l'attrait en vogue de l'aliénation.

Bien sûr, on ne peut pas non plus négliger l'énorme influence de Gertrude Stein sur son travail, et tout particulièrement son Birthday Book de 1924 publié à titre posthume, qui était le  thème central d'une exposition d'Alexis en 1995, dans laquelle il faisait surgir un lien entre la prose de celle-ci et sa propre approche des mots comme objet de la peinture. En relisant un autre petit ouvrage de Stein écrit 10 ans auparavant, Tender Buttons (1914), j'ai été frappé par la syncope de ses phrases en cadences rythmiques, comparable à la synesthésie partielle d'Alexis, où la transcription des mots s'inscrit instinctivement dans le dessin et la couleur.

Le résultat devient une sorte de peinture en suspension, sans référence historique, sans passé, présent ou avenir, et pourtant qui existe dans le temps, ou bien à l'intérieur du temps, comme une forme de méditation. C'est le moment ou l'œil de l'esprit tangue sur la vague. Ce sont des peintures qui cherchent un sursis dans l'espace, une authenticité synoptique, une fusion esthétique, où l'expérience est moins contingente du sens que de la profonde absence de sens. Ces peintures ne bougent pas. Elles sont des contractions immobiles sans pixilation. Leur stasis tient comme le moyeu de la roue taoïste, la roue sans voix du Non-Être. Cela implique un obscurcissement potentiel, un vide avant la renaissance: sunyata (sanskrit) ou la « prégnance du vide ».

Quelques remarques à propos des récentes peintures sont nécessaires à une meilleure compréhension du travail d'Alexis. Il y a des peintures ayant pour titre Epigram dans cette exposition, un titre qui indique la forme d'un court poème, en général de contenu métaphorique. À nouveau, le transfert du mot à la peinture est présent. Souvent, il y a une ou deux sections qui apparaissent à l'intérieur d'un quadrillage flou, créé par le collage des papiers de riz qui constitue la structure de base de ces peintures. Epigram 10, par exemple, est peint à l'huile, avec par-dessus un fin medium résineux. On aperçoit pêle-mêle des suggestions de forme vaginales, en demi-lune, ou bien des contours entrelacés qui rappellent Matisse. Epigram 38 est peint sur un format carré avec huit sections de papier, les contours sont curvilignes, à la fois tracés et découpés, et suggèrent une féminité plus proche de Fragonard que de Titien.

Je crois qu'il est important de préciser qu'Alexis est autodidacte, après des études supérieures en sciences économiques. Pendant huit ans, il a partagé son temps entre un hameau isolé de Savoie et des voyages hors d'Europe. Je précise cela, parce que, comme Morandi, Alexis garde une certaine unité dans son approche formelle en dépit de son expérience des cultures du monde. En conséquence, on peut trouver des traces d'idéogrammes asiatiques ou d'alphabets proto-sinaïtiques dans son champ d'expression. La manière dont ces éléments multi ou transculturels se déploient dans deux autres œuvres, Leda et le signe et Subtracted Word, me fascine. Le clin d'œil à l'art pariétal des contours d'animaux dans Leda, et la  justesse de la ligne et des formes dans le second sont étonnants.

Ce que je perçois de ces peintures est un sens de l'espace où les éléments linéaires n'imposent pas graphiquement un sens érotique au corps de la peinture, mais fonctionnent plutôt comme un sous-vêtement ; ils donnent à la surface délicatement et subtilement une tonalité érotique singulière, exacerbant le désir de la parcourir visuellement, d'y pénétrer, de s'y perdre.

Alors que la peinture contemporaine a largement pratiqué la distanciation – voire montré un cynique détachement (nouvelle figuration américaine) – Alexis garde sous-jacent une lisibilité de l'émotion. C'est son attrait. Il faut, pour appréhender l'infrastructure linguistique de ces peintures, une aptitude du regard au va et vient entre le signe et la forme, et la volonté de pénétrer la densité cryptique de la surface.

Ces peintures ne sont pas seulement visuelles, un terme bien général, mais elles sont excessivement optiques, dans le sens ou elles ne sont pas dépourvues d'illusion – une illusion d'éléments instables, placés intentionnellement de manière à déjouer une composition trop prévisible.

En effet, Alexis est passé par le portail de l'art conceptuel, qu'il prend en compte, et s'est retrouvé du côté de la peinture. Peut-on vraiment parler d'abstraction ? Je ne suis pas sûr. Alexis a retrouvé la dimension obsessionnelle, l'aura de la peinture, en explorant les racines du langage à travers un vide, une absence donnée à Éros.


Robert C. Morgan est historien d'art américain, critique et commissaire d'expositions. Il est titulaire d' un Masters of Fine Arts en sculpture et un Ph.D en Histoire de l'Art et Esthétique. Il est correspondant de Art Press depuis 1992 et également Consulting Editor au Brooklyn Rail à New York. En 1999, il a été lauréat du Premiere Arcale Award à Salamanca pour la critique d'art internationale, et en 2011 il a été reçu au sein de la European Academy of Science and Art à Salzbourg.